Albert Libertad (1875 – 1908) est le fondateur du journal L’anarchie. Que ce soit dans ses articles ou dans la rue, il ne cessera d’appeler à jouir de la vie sans attendre. A vivre ici et maintenant librement, débarrassé·es de tout préjugé moral et religieux. De la caserne à la cathédrale, du travail au mariage en passant par le syndicat, aucune des idoles de cette société n’est épargnée par ses critiques. Il n’hésite notamment pas à s’attaquer à la résignation des foules comme dans cet article paru en 1906 dans L’anarchie.
« Les gouvernants quels qu’ils soient, ont travaillé, travaillent et travailleront pour leurs intérêts, pour ceux de leurs castes et de leurs coteries.
Où en a-t-il été et comment pourrait-il en être autrement ? Les gouvernés sont des subalternes et des exploités : en connais-tu qui ne le soient pas ? […]
Tu te plains de tout ! Mais n’est-ce pas toi l’auteur des mille plaies qui te dévorent ?
Tu te plains de la police, de l’armée, de la justice, des casernes, des prisons, des administrations, des lois, des ministres, du gouvernement, des financiers, des spéculateurs, des fonctionnaires, des patrons, des prêtres, des proprios, des salaires, des chômages, du parlement, des impôts, des gabelous, des rentiers, de la cherté des vivres, des fermages et des loyers, des longues journées d’atelier et d’usine, de la maigre pitance, des privations sans nombre et de la masse infinie des iniquités injustices sociales.
Tu te plains ; mais tu veux le maintien du système où tu végètes. Tu te révoltes parfois, mais pour recommencer toujours. C’est toi qui produis tout, qui laboures et sèmes, qui forges et tisses, qui pétris et transformes, qui construis et fabriques, qui alimentes et fécondes !
Pourquoi donc ne consommes-tu pas à ta faim ? Pourquoi es-tu le mal vêtu, le mal nourri, le mal abrité ? Oui, pourquoi le sans pain, le sans souliers, le sans demeure ? Pourquoi n’es-tu pas ton maître ? Pourquoi te courbes-tu, obéis-tu, sers-tu ? Pourquoi es-tu l’inférieur, l’humilié, l’offensé, le serviteur, l’esclave ?
Tu élabores tout et tu ne possèdes rien ? Tout est par toi et tu n’es rien.
Je me trompe. Tu es l’électeur, le votard, celui qui accepte ce qui est; celui qui, par le bulletin de vote, sanctionne toutes ses misères ; celui qui, en votant, consacre toutes ses servitudes.
Tu es le volontaire valet, le domestique aimable, le laquais, le larbin, le chien léchant le fouet, rampant devant la poigne du maître. Tu es le sergot flic, le geôlier et le mouchard. Tu es le bon soldat, le portier modèle, le locataire bénévole. Tu es l’employé fidèle, le serviteur dévoué, … l’ouvrier résigné de ton propre esclavage. Tu es toi-même ton bourreau. De quoi te plains-tu ? […]
Tu es un danger à l’égal des tyrans, des maîtres que tu te donnes, que tu nommes, que tu soutiens, que tu nourris, que tu protèges de tes baïonnettes, que tu défends de ta force de brute, que tu exaltes de ton ignorance, que tu légalises par tes bulletins de vote, …
Si des candidats affamés de commandements et bourrés de platitudes, brossent l’échine et la croupe de ton autocratie de papier ; Si tu te grises de l’encens et des promesses que te déversent ceux qui t’ont toujours trahi, te trompent et te vendront demain : c’est que toi-même tu leur ressembles. C’est que tu ne vaux pas mieux que la horde de tes faméliques adulateurs. C’est que n’ayant pu t’élever à la conscience de ton individualité et de ton indépendance, tu es incapable de t’affranchir par toi-même. Tu ne veux, donc tu ne peux être libre.
Allons, vote bien ! Aies confiance en tes mandataires, crois en tes élus.
Mais cesse de te plaindre. Les jougs que tu subis, c’est toi-même qui te les imposes. Les crimes dont tu souffres, c’est toi qui les commets. C’est toi le maître, c’est toi le criminel, et, ironie, c’est toi l’esclave, c’est toi la victime. […]
Allons, un bon mouvement : quitte l’habit étroit de la législation, lave ton corps rudement, afin que crèvent les parasites et la vermine qui te dévorent. Alors seulement tu pourras vivre pleinement.
LE CRIMINEL, c’est l’Électeur ! »