En 1894, la répression contre les anarchistes en France est forte suite à une série d’attentats. Élisée Reclus (1830-1905), communard, théoricien anarchiste, pédagogue, géographe et écrivain prolifique est invité à faire une conférence devant une loge maçonnique de Bruxelles. Il y développe les thèmes de l’abolition de l’État, des principes de la morale anarchiste et de la possibilité d’une société fondée sur celle-ci.
«Le but des anarchistes leur est donc commun avec beaucoup d[e personnes] généreu[ses], appartenant aux religions, aux sectes, aux partis les plus divers, mais ils se distinguent nettement par les moyens, ainsi que leur nom l’indique de la manière la moins douteuse. La conquête du pouvoir fut presque toujours la grande préoccupation des révolutionnaires, mêmes des plus intentionnés. L’éducation reçue ne leur permettrait pas de s’imaginer une société libre fonctionnant sans gouvernement régulier, et, dès qu’ils avaient renversé des maîtres haïs, ils s’empressaient de les remplacer par d’autres maîtres, destinés selon la formule consacrée, à « faire le bonheur de leur peuple ». D’ordinaire on ne se permettait même pas de se préparer à un changement de prince ou de dynastie sans avoir fait hommage ou obéissance à quelque souverain futur: « Le roi est tué! Vive le roi! » s’écriaient les sujets toujours fidèles même dans leur révolte. Pendant des siècles et des siècles tel fut immanquablement le cours de l’histoire. « Comment pourrait-on vivre sans maîtres! » disaient les esclaves, les épouses, les enfants, les travailleurs des villes et des campagnes, et, de propos délibéré, ils se plaçaient la tête sous le joug comme le fait le boeuf qui traîne la charrue. On se rappelle les insurgés de 1830 réclamant « la meilleure des républiques » dans la personne d’un nouveau roi, et les républicains de 1848 se retirant discrètement dans leur taudis après avoir mis « trois mois de misère au service du gouvernement provisoire ». […] N’est-ce pas ici le cas de répéter les vers de Victor Hugo: « Un vieil instinct humain mène à la turpitude? »
Contre cet instinct, l’anarchie représente vraiment un esprit nouveau. On ne peut point reprocher aux libertaires qu’ils cherchent à se débarrasser d’un gouvernement pour se substituer à lui: « Ôte-toi de là que je m’y mette! » est une parole qu’ils auraient horreur de prononcer, et, d’avance, ils vouent à la honte et au mépris, ou du moins à la pitié, celui d’entre eux qui, piqué de la tarentule du pouvoir, se laisserait aller à briguer quelque place sous prétexte de faire, lui aussi, le « bonheur de ses concitoyens ». Les anarchistes professent, en s’appuyant sur l’observation, que l’État et tout ce qui s’y rattache n’est pas une pure entité ou bien quelque formule philosophique, mais un ensemble d’individus placés dans un milieu spécial et en subissant l’influence. Ceux-ci élevés en dignité, en pouvoir, en traitement au-dessus de leurs concitoyens, sont par cela même forcés, pour ainsi dire, de se croire supérieurs aux gens du commun, et cependant les tentations de toute sorte qui les assiègent les font choir presque fatalement au-dessous du niveau général.
C’est là ce que nous répétons sans cesse à nos frères [et sœurs], – parfois ennemies – les socialistes d’État: « Prenez garde à vos chefs et mandataires! Comme vous, certainement, ils sont animés des plus pures intentions; ils veulent ardemment la suppression de la propriété privée et de l’État tyrannique; mais les relations, les conditions nouvelles les modifient peu à peu; leur morale change avec leurs intérêts, et, se croyant toujours fidèles à la cause de leurs mandants, ils deviennent forcément infidèles. Eux aussi, détenteurs du pouvoir, devront se servir des instruments du pouvoir: armée, moralistes, magistrats, policiers et mouchards. Depuis plus de trois mille ans, le poète hindou du Mahâ Bhârata a formulé sur ce sujet l’expérience des siècles: « L’homme qui roule dans un char ne sera jamais l’ami de l’homme qui marche à pied! »
Ainsi les anarchistes ont, à cet égard, les principes les plus arrêtés: d’après eux, la conquête du pouvoir ne peut servir qu’à en prolonger la durée avec celle de l’esclavage correspondant. Ce n’est donc pas sans raison que le nom d' »anarchistes » qui, après tout, n’a qu’une signification négative, reste celui par lequel nous sommes universellement désignés. On pourrait nous dire « libertaires », ainsi que plusieurs d’entre nous se qualifient volontiers, ou bien « harmonistes » à cause de l’accord libre des vouloirs qui, d’après nous, constituera la société future; mais ces appellations ne nous différencient pas assez des socialistes. C’est bien la lutte contre tout pouvoir officiel qui nous distingue essentiellement; chaque individualité nous paraît être le centre de l’univers, et chacune a les mêmes droits à son développement intégral, sans intervention d’un pouvoir qui la dirige, la morigène ou la châtie. »
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