Pensée anarchiste : Ma vie valait-elle la peine d’être vécue ?

Emma Goldman est née en 1869 au sein de l’empire russe. Elle émigre aux États-Unis  en 1885. En 1892, elle organise avec Alexander Berkman une tentative d’assassinat sur  Henry Frick, un important magnat de l’acier. Il est notamment connu pour le mauvais entretien d’un barrage lui appartenant conduisant à la mort de près de 2200 personnes lors des inondations de Johnstown en 1889. Durant le reste de sa vie, elle mène une intense propagande anarchiste, à travers notamment de nombreuses tournées de conférences. C’est à 65 ans qu’Emma Goldman écrit ce texte.

« Depuis les tous premiers souvenirs de mon enfance en Russie, je me suis rebellée contre l’orthodoxie sous toutes ses formes. Je n’ai jamais pu supporter d’être témoin de la cruauté et j’étais révoltée par la brutalité légale infligée aux paysans de notre voisinage. Je versais des larmes amères lorsque les jeunes gens étais enrôlés dans l’armée et arrachés à leurs proches et à leur foyer. J’éprouvais du ressentiment envers le traitement de nos serviteurs, qui faisaient le travail le plus dur et qui étaient néanmoins logés dans des dortoirs misérables et se nourrissaient des restes de notre table. Je fus indignée lorsque je découvris que l’amour entre des jeunes gens d’origine juive et non juive était considéré comme le crime des crimes et la naissance d’un enfant illégitime comme l’immoralité la plus abjecte. […]

En venant en Amérique, j’ai partagé le même espoir que la plupart des immigrants européens et la même désillusion, bien que cette dernière m’ait affectée plus profondément. On n’autorise pas l’immigrant sans argent et sans relation à caresser l’illusion confortable que l’Amérique est un oncle bienveillant qui assure la garde affectueuse et impartiale de ses neveux et nièces. J’ai bientôt appris que, au sein de la république, il existe une multitude de façons par lesquelles les forts, les malins, les riches peuvent s’emparer du pouvoir et le garder. J’ai vu tant de travaux pour de petits salaires, qui maintenaient juste à la limite de la misère, au profit de quelques-uns qui faisaient d’énormes profits. J’ai vu les tribunaux, les chambres de législateurs, la presse et les écoles – en fait, tous les lieux d’éducation et de protection – utilisés, en réalité, comme instruments pour la survie d’une minorité, alors que les masses se voyaient refuser tous les droits. […]

En outre, le gouvernement protège le fort au détriment du faible, institue des tribunaux et des lois que le riche peut enfreindre et que le pauvre doit respecter. Il permet au prédateur riche de faire la guerre afin de conquérir des marchés pour les privilégiés, d’apporter la prospérité aux gouvernants et la mort à la masse des gouvernés. Mais ce n’est pas seulement le gouvernement, au sens de l’État, qui est destructeur de toutes les valeurs et qualités individuelles. C’est tout l’ensemble de l’autorité et de la domination institutionnelle qui étrangle la vie. Ce sont les superstitions, les mythes, les faux-semblants, les faux-fuyants et la servilité qui soutiennent l’autorité et la domination. C’est la vénération envers ces institutions, inculquée par l’école, l’église et la famille, afin que l’individu pense et obéisse sans protester. […]

Ceux qui détiennent l’autorité ont abusé, et abuseront toujours, de leur pouvoir. Et les exemples contraires sont aussi rares que des roses poussant sur les icebergs. La Constitution, loin de jouer un quelconque rôle libérateur dans la vie du peuple américain, leur a volé la capacité de dépendre de ses propres ressources et de penser par lui-même. Les Américains sont si facilement dupés par la sanctification de la loi et de l’autorité. En fait, le mode de vie a été standardisé, banalisé et mécanisé comme la nourriture en boîte et les sermons du dimanche. Tout le monde gobe les informations officielles et les croyances et idées prêtes-à-porter. […]

Je considère l’anarchisme comme la plus belle et la plus utile des philosophies qui aient été élaborées jusqu’à ce jour pour l’exercice de l’expression individuelle et les relations qu’il établit entre l’individu et la société. […]

Si les systèmes par lesquels les hommes peuvent se nuire les uns les autres, telle que la propriété privée, étaient supprimés, et si le culte de l’autorité pouvait être rejeté, la coopération serait spontanée et inévitable et l’individu considérerait sa contribution à l’amélioration du bien-être social comme sa plus haute vocation. »