J’ai pété une case et c’est pas près de s’arranger

Pourtant je me souviens quand j’étais minot on s’allongeait dans la pente et on roulait jusqu’en bas en hurlant de rire. On man­geait les feuilles acides et violettes des haies et les fleurs des trèfles dans les prés. Une fois j’ai vu un rongeur crevé et j’ai passé l’après-midi à le regarder gonfler et les fourmis tout au­tour qui s’agitaient. On s’mettait une lampe sous le menton et on se racon­tait des trucs qui font flipper. Je jouais avec mon frère au mono­poly et quand un des deux perdait on trouvait des nouvelles règles pour continuer à jouer. On inventait des his­toires et on ou­bliait d’aller manger.

Pis j’ai grandi et les moments comme ça se sont raréfiés. J’ai peur d’aller à l’école parce que j’ai pas révisé. On entend tous les bides se serrer quand le prof sadique choisit cellui qui va ramasser. Et le soulagement quand c’est pas bibi. De courte du­rée parce que cette ordure frustrée peut continuer l’interroga­toire si tu le ras­sures pas sur ses capacités. Je les déteste. Mais j’apprends à faire avec. Et les grands me mettent la misère parce qu’on peut pas avoir du style en s’habillant à la halle aux vêtements. Parce que je peux pas raconter à mes potes que le soir dans la baignoire je me masturbe en m’imaginant les sucer. Et je continue à faire avec. À faire des paris avec le monde ex­térieur pour savoir si je vais réus­sir à me faire des potes, avoir une copine, avoir le droit d’aller à la fête de Justine. Si aucune voiture ne passe avant que je tourne au coin, mes parents m’en­gueuleront pas en lisant le mot du prof. Le ventre noué, tout le temps, et c’était pas le gluten.

On me dit que j’ai le choix, alors je choisis, foot ou judo, tu parles d’un choix. Mais quoi le monde il tourne et puis il m’ar­rive quand même des trucs sympas. Alors je joue le jeu. Je fais les études qu’il faut. Je dis les trucs qu’il faut. Le temps passe vite et c’est toujours le même ennui. Trop inadapté, et pourtant rien n’y paraît. Parce que j’enferme tout dans ma tête. Je bosse, j’essaie de bien faire. Et puis il faut bien bosser, si on veut vivre, non ? On dit manger pour vivre et on vit pour vomir tout ce qu’on englou­tit.

40 piges avant la retraite ? Et quoi, y a rien qui change c’est comme ça ? Ça ressemble pas aux histoires qu’on me racontait pour m’endormir. Y avait pas de flics et de prisons, de types des assedics et de contrôleurs trop cons. La nuit je rêvais de voler comme un oiseau et pas de lézards avec la tête de mon patron.

Parfois j’arrive à voler du temps en traînant sur l’ordi, mais y a mon cul qui suinte sur le fauteuil. Je sors du bureau pendant l’averse alors qu’il faisait beau toute la journée. Tout le monde tire la gueule, je me dis que c’est ça la vie, j’attends la quille. Et le week-end je m’embrouille aviné avec des gens que je crois être mes potes mais avec qui je traîne juste parce que j’étais dans la même école, la même fac, le même club de sport, la même merde. On me dit que j’ai de la chance de vivre dans ce pays. Je regarde les infos d’un œil distrait, les corps noirs que le ressac ra­mène sur les rives de mon beau pays. On m’a parlé des droits de l’homme, de la culture. J’ai feint de réagir devant les massacres et le néolibéralisme en votant pour un connard plus rouge que les autres. Le soir je suis trop crevé pour m’amuser, j’ai mal au dos et aux pieds. J’suis autonome, j’ai un patron et un loyer. Je bouffe des produits bio pour pas trop vite crever sans capter que j’suis déjà mort.

La vie, une grosse tartine de merde. Le triste quotidien d’un type qui voulait juste être normal. Une dégringolade de dé­ceptions en résignations. Est-ce que je vais prendre des antidé­presseurs à 25 berges ? La thérapie pour tous, prozac et mcdo. Un horizon de béton et du sang dans la télé. Rien d’autre à faire qu’enchaîner les joints pour anesthésier.

Matrix c’est de la science-fiction ou une allégorie du monde d’au­jourd’hui ? Tous dans des cercueils, à se faire sucer le ci­boulot. Mais c’est déjà le règne des machines, gros.

Qu’est-ce que j’me souviens de l’école à part les brimades et les tarpés fumés en cachette ? Qu’est-ce que j’me souviens du taf à part les collègues qui poukavent quand j’arrive 10 minutes en re­tard ? Qu’est-ce que j’me souviens du boulot à part la sueur de­vant le chef et les astuces pour truander les notes de frais ? La pointeuse, et le vol de ramettes de papier. Voler des miettes, ça m’a pas suffi. Tant mieux.

Alors maintenant j’attaque. Anarchiste ou nihiliste, je m’en tape tant qu’il y a des flammes et des caillasses. Et que j’aime trop le goût de tes lèvres quand on sent encore l’essence.

Ouais j’risque d’aller en taule. Et quoi ? Ça fait plus de vingt piges que j’y suis, en taule, alors autant défoncer les matons tant que j’ai les mains libres. Et bien sûr que je flippe. J’ai toujours flippé. Sauf que j’ai envie de danser, de virevolter, avec ma peur, pas de la regarder creuser ma tombe.

J’attaque parce que ce monde est pas sérieux, rempli de zom­bies et de banquiers. J’attaque parce que je veux sortir de ce cercueil douillet. J’attaque pour tuer l’ennui et ma lâcheté, pour ne plus regretter. J’attaque parce qu’y aura pas de révolution. Et que j’ai pas envie d’attendre pour m’amuser.

Parce que je veux plus que la fuite ça veuille dire beuverie, mauvaise foi et jeux vidéos. J’ai envie que ça veuille dire on court dans la nuit en se tenant la main.

J’attaque parce qu’ils croient que je suis mort, mais ils voient pas que j’bouge encore.

J’ai pété une case et c’est pas près de s’arranger.
france – juin 2017