Pensée anarchiste : J’aurais jeté cette bombe moi-même

Lucy Parsons (1851-1942) s’est battue toute sa vie pour la liberté, que ce soit par ses écrits dans The Alarm ou The Liberator, mais aussi en fondant l’Industrial Workers of the World (IWW), un des plus grand syndicat états-uniens de la fin du XIXe siècle. Dans ce texte de 1886, elle prend la défense des anarchistes de Chicago condamnés à mort suite à l’affaire de Haymarket Square. Parmis eux, son époux Albert Parsons.

Vous demandez-vous pourquoi il y a des anarchistes dans ce pays, dans cette grande terre de liberté, comme vous aimez l’appeler ? Allez donc à New York. […] Faites le compte des myriades d’affamés ; du nombre croissant des milliers de sans-logis ; comptez donc tous ceux qui travaillent plus dur que des esclaves et vivent de moins encore, avec moins de confort que les esclaves les plus démunis. […] Ils ne sont pas objets de charité, ils sont les victimes de l’injustice flagrante qui imprègne le système de gouvernement, et de l’économie politique qui prédomine de l’Atlantique au Pacifique.
[…]
Vous avez entendu parler d’un certain rassemblement d’Haymarket. Vous avez entendu parler d’une bombe. Vous avez entendu parler d’arrestations et d’arrestations suivantes par des inspecteurs.
[…] Les bombes de dynamite peuvent tuer, peuvent assassiner, comme le peuvent les mitrailleuses Gatling. Supposez que la bombe ait été lancée par un anarchiste. Le rassemblement d’Haymarket Square était un rassemblement pacifique. Supposez, lorsqu’un anarchiste a vu les policiers arriver sur place, avec le meurtre dans leurs yeux, déterminés à briser ce rassemblement, supposez qu’il ait lancé cette bombe ; il n’aurait enfreint aucune loi. Voilà ce que serait le verdict de vos enfants. Si j’avais été présente, si j’avais vu ces policiers assassins s’approcher, si j’avais entendu cet ordre insolent de dispersion, si j’avais entendu Fielden dire « Capitaine, c’est un rassemblement pacifique », si j’avais vu les libertés de mes concitoyens foulées aux pieds, j’aurais jeté cette bombe moi-même. … Je méprise le meurtre. Mais lorsqu’une balle de revolver d’un policier tue, il s’agit bien plus d’un meurtre que lorsque la mort résulte de l’explosion d’une bombe.
[…]
La découverte de la dynamite et son utilisation par des anarchistes est une répétition de l’histoire. Quand la poudre fut découverte, le système féodal était au faîte de sa puissance. Sa découverte et son usage engendrèrent les classes moyennes. Sa première détonation sonna le glas du système féodal. La bombe de Chicago a sonné la chute du système salarial du dix-neuvième siècle. Pourquoi ? Parce que je sais qu’à l’avenir plus aucune personne intelligente ne se soumettra au despotisme. Elle signifie la dispersion du pouvoir. Je ne dis à personne d’en user. Mais ce fut une réalisation de la science, non de l’anarchie, faite pour les masses. […]

Il fut démontré au procès que le rassemblement d’Haymarket n’était le résultat d’aucun complot, mais advint de la façon suivante. La veille du jour où les esclaves salariés de l’usine McCormick firent grève pour la journée de travail de huit heures, McCormick, de son luxueux bureau, d’un seul coup de crayon tenu par ses doigts oisifs et ornés de bagues, avait privé 4.000 hommes de leurs emplois. Certains se sont réunis et ont bloqué l’usine. … Les policiers furent envoyés et ils tuèrent six esclaves salariés. Et cela, vous ne le saviez pas. La presse capitaliste passa cela sous silence, mais elle fit grand bruit de la mort de quelques policiers. Alors ces fous d’anarchistes, c’est ainsi qu’ils furent appelés, pensèrent qu’un rassemblement devrait être tenu pour réfléchir sur le meurtre des six camarades et discuter du mouvement des huit heures. Le rassemblement se tint. Il était pacifique. Quand Bonfield ordonna à la police de charger ces pacifiques anarchistes, quand il hissa le drapeau américain, il aurait dû être flingué sur le champ.
[…]
Laissez les enfants des travailleurs placer des lauriers sur le front de ces héros modernes, parce qu’ils n’ont commis aucun crime. Brisez le double joug. Le pain c’est la liberté et la liberté c’est le pain.

De l’action directe

Voltairine de Cleyre (1866-1912) est une militante et théoricienne anarchiste américaine. Elle s’engage pour une société libre, dénonce l’institution du mariage comme esclavage sexuel, s’oppose à la domination masculine… Elle vie une période de lutte et de combats politiques parfois violents qui l’amèneront à défendre l’action directe comme un moyen d’action pour une révolution sociale. De l’action directe est extrait d’une conférence donnée en 1912 et paraîtra par la suite dans la revue Mother Earth.

« Qu’est-ce que l’action directe ?
[…]
Toute personne qui a pensé, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, avoir le droit de protester, et a pris son courage à deux mains pour le faire ; toute personne qui a revendiqué un droit, seule ou avec d’autres, a pratiqué l’action directe. […]
Toute personne qui a eu un projet, et l’a effectivement mené à bien, ou qui a exposé son plan devant d’autres et a emporté leur adhésion pour qu’ils agissent tous ensemble, sans demander poliment aux autorités compétentes de le concrétiser à leur place, toute personne qui a agi ainsi a pratiqué l’action directe. Toutes les expériences qui font appel à la coopération relèvent essentiellement de l’action directe.
Toute personne qui a dû, une fois dans sa vie, régler un litige avec quelqu’un et est allé droit vers la ou les personne(s) concernée(s) pour le régler, en agissant de façon pacifique ou par d’autres moyens, a pratiqué l’action directe. Les grèves et les campagnes de boycott en offrent un bon exemple ; […]
Ne vous méprenez pas : je ne pense pas du tout que l’action directe soit synonyme de non-violence. L’action directe aboutit tantôt à la violence la plus extrême, tantôt à un acte aussi pacifique que les eaux paisibles de Siloé. Non, les vrais non-violents peuvent seulement croire en l’action directe, jamais en l’action politique. La base de toute action politique est la coercition ; même lorsque l’État accomplit de bonnes choses, son pouvoir repose finalement sur les matraques, les fusils, ou les prisons, car il a toujours la possibilité d’y avoir recours. […]
C’est grâce aux actions, pacifiques ou violentes, des précurseurs du changement social que la Conscience Humaine, la conscience des masses, s’éveille au besoin du changement. Il serait absurde de prétendre qu’aucun résultat positif n’a jamais été obtenu par les moyens politiques traditionnels ; parfois de bonnes choses en résultent. Mais jamais tant que la révolte individuelle, puis la révolte des masses ne l’imposent. L’action directe est toujours le héraut, l’élément déclencheur, qui permet à la grande masse des indifférents de prendre conscience que l’oppression devient intolérable.
[…]
1) Les partisans de l’action politique nous racontent que seule l’action électorale du parti de la classe ouvrière pourra atteindre un tel résultat ; une fois élus, ils entreront en possession des sources de la Vie et des moyens de production ; ceux qui aujourd’hui possèdent les forêts, les mines, les terres, les canaux, les usines, les entreprises et qui commandent aussi au pouvoir militaire à leur botte, en bref les exploiteurs, abdiqueront demain leur pouvoir sur le peuple dès le lendemain des élections qu’ils auront perdues.
Et en attendant ce jour béni ?
En attendant, soyez pacifiques, travaillez bien, obéissez aux lois, faites preuve de patience et menez une existence frugale […]
[…]
2) Mais la foi aveugle en l’action indirecte, en l’action politique, a des conséquences bien plus graves : elle détruit tout sens de l’initiative, étouffe l’esprit de révolte individuelle, apprend aux gens à se reposer sur quelqu’un d’autre afin qu’il fasse pour eux ce qu’ils devraient faire eux-mêmes ; et enfin elle fait passer pour naturelle une idée absurde : il faudrait encourager la passivité des masses jusqu’au jour où le parti ouvrier gagnera les élections ; alors, par la seule magie d’un vote majoritaire, cette passivité se transformera tout à coup en énergie. En d’autres termes, on veut nous faire croire que des gens qui ont perdu l’habitude de lutter pour eux-mêmes en tant qu’individus, qui ont accepté toutes les injustices en attendant que leur parti acquière la majorité ; que ces individus vont tout à coup se métamorphoser en véritables « bombes humaines », rien qu’en entassant leurs bulletins dans les urnes !
[…]
3 ) En attendant, tant que la classe ouvrière internationale ne se réveillera pas, la guerre sociale se poursuivra, malgré toutes les déclarations hystériques de tous ces individus bien intentionnés qui ne comprennent pas que les nécessités de la Vie puissent s’exprimer ; malgré la peur de tous ces dirigeants timorés ; malgré toutes les revanches que prendront les réactionnaires ; malgré tous les bénéfices matériels que les politiciens retirent d’une telle situation. Cette guerre de classe se poursuivra parce que la Vie crie son besoin d’exister, qu’elle étouffe dans le carcan de la Propriété, et qu’elle ne se soumet pas.
Et que la Vie ne se soumettra pas. […] »

texte complet disponible sur la bibliothèque anarchiste en ligne :

https://fr.theanarchistlibrary.org/library/voltairine-de-cleyre-de-l-action-directe

Pensée anarchiste : le criminel, c’est l’électeur !

Albert Libertad (1875 – 1908) est le fondateur du journal L’anarchie. Que ce soit dans ses articles ou dans la rue, il ne cessera d’appeler à jouir de la vie sans attendre. A vivre ici et maintenant librement, débarrassé·es de tout préjugé moral et religieux. De la caserne à la cathédrale, du travail au mariage en passant par le syndicat, aucune des idoles de cette société n’est épargnée par ses critiques. Il n’hésite notamment pas à s’attaquer à la résignation des foules comme dans cet article paru en 1906 dans L’anarchie.

« Les gouvernants quels qu’ils soient, ont travaillé, travaillent et travailleront pour leurs intérêts, pour ceux de leurs castes et de leurs coteries.
Où en a-t-il été et comment pourrait-il en être autrement ? Les gouvernés sont des subalternes et des exploités : en connais-tu qui ne le soient pas ? […]
Tu te plains de tout ! Mais n’est-ce pas toi l’auteur des mille plaies qui te dévorent ?
Tu te plains de la police, de l’armée, de la justice, des casernes, des prisons, des administrations, des lois, des ministres, du gouvernement, des financiers, des spéculateurs, des fonctionnaires, des patrons, des prêtres, des proprios, des salaires, des chômages, du parlement, des impôts, des gabelous, des rentiers, de la cherté des vivres, des fermages et des loyers, des longues journées d’atelier et d’usine, de la maigre pitance, des privations sans nombre et de la masse infinie des iniquités injustices sociales.
Tu te plains ; mais tu veux le maintien du système où tu végètes. Tu te révoltes parfois, mais pour recommencer toujours. C’est toi qui produis tout, qui laboures et sèmes, qui forges et tisses, qui pétris et transformes, qui construis et fabriques, qui alimentes et fécondes !
Pourquoi donc ne consommes-tu pas à ta faim ? Pourquoi es-tu le mal vêtu, le mal nourri, le mal abrité ? Oui, pourquoi le sans pain, le sans souliers, le sans demeure ? Pourquoi n’es-tu pas ton maître ? Pourquoi te courbes-tu, obéis-tu, sers-tu ? Pourquoi es-tu l’inférieur, l’humilié, l’offensé, le serviteur, l’esclave ?
Tu élabores tout et tu ne possèdes rien ? Tout est par toi et tu n’es rien.
Je me trompe. Tu es l’électeur, le votard, celui qui accepte ce qui est; celui qui, par le bulletin de vote, sanctionne toutes ses misères ; celui qui, en votant, consacre toutes ses servitudes.
Tu es le volontaire valet, le domestique aimable, le laquais, le larbin, le chien léchant le fouet, rampant devant la poigne du maître. Tu es le sergot flic, le geôlier et le mouchard. Tu es le bon soldat, le portier modèle, le locataire bénévole. Tu es l’employé fidèle, le serviteur dévoué, … l’ouvrier résigné de ton propre esclavage. Tu es toi-même ton bourreau. De quoi te plains-tu ? […]
Tu es un danger à l’égal des tyrans, des maîtres que tu te donnes, que tu nommes, que tu soutiens, que tu nourris, que tu protèges de tes baïonnettes, que tu défends de ta force de brute, que tu exaltes de ton ignorance, que tu légalises par tes bulletins de vote, …
Si des candidats affamés de commandements et bourrés de platitudes, brossent l’échine et la croupe de ton autocratie de papier ; Si tu te grises de l’encens et des promesses que te déversent ceux qui t’ont toujours trahi, te trompent et te vendront demain : c’est que toi-même tu leur ressembles. C’est que tu ne vaux pas mieux que la horde de tes faméliques adulateurs. C’est que n’ayant pu t’élever à la conscience de ton individualité et de ton indépendance, tu es incapable de t’affranchir par toi-même. Tu ne veux, donc tu ne peux être libre.
Allons, vote bien ! Aies confiance en tes mandataires, crois en tes élus.
Mais cesse de te plaindre. Les jougs que tu subis, c’est toi-même qui te les imposes. Les crimes dont tu souffres, c’est toi qui les commets. C’est toi le maître, c’est toi le criminel, et, ironie, c’est toi l’esclave, c’est toi la victime. […]
Allons, un bon mouvement : quitte l’habit étroit de la législation, lave ton corps rudement, afin que crèvent les parasites et la vermine qui te dévorent. Alors seulement tu pourras vivre pleinement.
LE CRIMINEL, c’est l’Électeur ! »

Pensée anarchiste : Ma vie valait-elle la peine d’être vécue ?

Emma Goldman est née en 1869 au sein de l’empire russe. Elle émigre aux États-Unis  en 1885. En 1892, elle organise avec Alexander Berkman une tentative d’assassinat sur  Henry Frick, un important magnat de l’acier. Il est notamment connu pour le mauvais entretien d’un barrage lui appartenant conduisant à la mort de près de 2200 personnes lors des inondations de Johnstown en 1889. Durant le reste de sa vie, elle mène une intense propagande anarchiste, à travers notamment de nombreuses tournées de conférences. C’est à 65 ans qu’Emma Goldman écrit ce texte.

« Depuis les tous premiers souvenirs de mon enfance en Russie, je me suis rebellée contre l’orthodoxie sous toutes ses formes. Je n’ai jamais pu supporter d’être témoin de la cruauté et j’étais révoltée par la brutalité légale infligée aux paysans de notre voisinage. Je versais des larmes amères lorsque les jeunes gens étais enrôlés dans l’armée et arrachés à leurs proches et à leur foyer. J’éprouvais du ressentiment envers le traitement de nos serviteurs, qui faisaient le travail le plus dur et qui étaient néanmoins logés dans des dortoirs misérables et se nourrissaient des restes de notre table. Je fus indignée lorsque je découvris que l’amour entre des jeunes gens d’origine juive et non juive était considéré comme le crime des crimes et la naissance d’un enfant illégitime comme l’immoralité la plus abjecte. […]

En venant en Amérique, j’ai partagé le même espoir que la plupart des immigrants européens et la même désillusion, bien que cette dernière m’ait affectée plus profondément. On n’autorise pas l’immigrant sans argent et sans relation à caresser l’illusion confortable que l’Amérique est un oncle bienveillant qui assure la garde affectueuse et impartiale de ses neveux et nièces. J’ai bientôt appris que, au sein de la république, il existe une multitude de façons par lesquelles les forts, les malins, les riches peuvent s’emparer du pouvoir et le garder. J’ai vu tant de travaux pour de petits salaires, qui maintenaient juste à la limite de la misère, au profit de quelques-uns qui faisaient d’énormes profits. J’ai vu les tribunaux, les chambres de législateurs, la presse et les écoles – en fait, tous les lieux d’éducation et de protection – utilisés, en réalité, comme instruments pour la survie d’une minorité, alors que les masses se voyaient refuser tous les droits. […]

En outre, le gouvernement protège le fort au détriment du faible, institue des tribunaux et des lois que le riche peut enfreindre et que le pauvre doit respecter. Il permet au prédateur riche de faire la guerre afin de conquérir des marchés pour les privilégiés, d’apporter la prospérité aux gouvernants et la mort à la masse des gouvernés. Mais ce n’est pas seulement le gouvernement, au sens de l’État, qui est destructeur de toutes les valeurs et qualités individuelles. C’est tout l’ensemble de l’autorité et de la domination institutionnelle qui étrangle la vie. Ce sont les superstitions, les mythes, les faux-semblants, les faux-fuyants et la servilité qui soutiennent l’autorité et la domination. C’est la vénération envers ces institutions, inculquée par l’école, l’église et la famille, afin que l’individu pense et obéisse sans protester. […]

Ceux qui détiennent l’autorité ont abusé, et abuseront toujours, de leur pouvoir. Et les exemples contraires sont aussi rares que des roses poussant sur les icebergs. La Constitution, loin de jouer un quelconque rôle libérateur dans la vie du peuple américain, leur a volé la capacité de dépendre de ses propres ressources et de penser par lui-même. Les Américains sont si facilement dupés par la sanctification de la loi et de l’autorité. En fait, le mode de vie a été standardisé, banalisé et mécanisé comme la nourriture en boîte et les sermons du dimanche. Tout le monde gobe les informations officielles et les croyances et idées prêtes-à-porter. […]

Je considère l’anarchisme comme la plus belle et la plus utile des philosophies qui aient été élaborées jusqu’à ce jour pour l’exercice de l’expression individuelle et les relations qu’il établit entre l’individu et la société. […]

Si les systèmes par lesquels les hommes peuvent se nuire les uns les autres, telle que la propriété privée, étaient supprimés, et si le culte de l’autorité pouvait être rejeté, la coopération serait spontanée et inévitable et l’individu considérerait sa contribution à l’amélioration du bien-être social comme sa plus haute vocation. »

Pensée anarchiste : Plaidoirie de Louise Michel

Louise Michel est accusée avec d’autres personnes d’avoir été, en mars 1883 à Paris, « les chefs et instigateurs du pillage, commis en bande et à force ouverte » de trois boulangeries suite à la manifestation de la place des invalides. Le procès, qui se tient du 21 au 23 juin 1883, la verra être condamné à six ans de prison assortis de dix années de surveillance de haute police, pour « excitation au pillage ». Décidée à se défendre elle-même, voici des extraits de sa plaidoirie, parus dans ses Mémoires.

« C’est un véritable procès politique qui nous est fait ; ce n’est pas nous qu’on poursuit, c’est le parti anarchiste que l’on poursuit en nous. […]

Il y a une chose qui vous étonne, qui vous épouvante, c’est une femme qui ose se défendre. On n’est pas habitué à voir une femme qui ose penser ; on veut selon l’expression de Proudhon, voir dans la femme une ménagère ou une courtisane !

Nous avons pris le drapeau noir parce que la manifestation devait être essentiellement pacifique, parce que c’est le drapeau noir des grèves, le drapeau de ceux qui ont faim. Pouvions-nous en prendre un autre ? Le drapeau rouge est cloué dans les cimetières et on ne doit le reprendre que quand on peut le défendre. Or, nous ne le pouvions pas. […]

Je suis allée à la manifestation, je devais y aller. Pourquoi m’a-t-on arrêtée ? J’ai parcouru l’Europe, disant que je ne reconnaissais pas de frontières, disant que l’humanité entière a droit à l’héritage de l’humanité. Et cet héritage, il n’appartiendra pas à nous, habitués à vivre dans l’esclavage, mais à ceux qui auront la liberté et qui sauront en jouir. […]

On a acquitté M. Bonaparte et on nous poursuit ; je pardonne à ceux qui commettent le crime, je ne pardonne pas au crime. Est-ce que ce n’est pas la loi des forts qui nous domine ? Nous voulons le remplacer par le droit, et c’est là tout notre crime !

Au-dessus des tribunaux, au-delà des vingt ans de bagne que vous pouvez prononcer, au-delà même de l’éternité du bagne si vous voulez, je vois l’aurore de la liberté et de l’égalité qui se lève. Et tenez, vous aussi, vous en êtes las, vous en êtes écœurés de ce qui se passe autour de vous !… Peut-on voir de sang-froid le prolétaire souffrir constamment de la faim pendant que d’autres se gorgent.

Nous savions que la manifestation des Invalides n’aboutirait pas et cependant il fallait y aller. Nous sommes aujourd’hui en pleine misère… Nous n’appelons pas ce régime-là une république. Nous appellerions république un régime où on irait de l’avant, où il y aurait une justice, où il y aurait du pain pour tous. Mais en quoi votre République diffère-t-elle de l’Empire ?

Je n’ai pas voulu que le cri des travailleurs fût perdu, vous ferez de moi ce que vous voudrez ; il ne s’agit pas de moi, il s’agit d’une grande partie de la France, d’une grande partie du monde, car on devient de plus en plus anarchiste. […] Sans l’autorité d’un seul, il y aurait la lumière, il y aurait la vérité, il y aurait la justice. L’autorité d’un seul, c’est un crime. Ce que nous voulons, c’est l’autorité de tous. M. l’avocat général m’accusait de vouloir être chef : j’ai trop d’orgueil pour cela, car je ne saurais m’abaisser et être chef c’est s’abaisser. […]

On ne connaît de patrie que pour en faire un foyer de guerre ; on ne connaît de frontières que pour en faire l’objet de tripotages. La patrie, la famille, nous les concevons plus larges, plus étendues. Voilà nos crimes.

Nous sommes à une époque d’anxiété, tout le monde cherche sa route, nous dirons quand même : Advienne que pourra ! Que la liberté se fasse ! Que l’égalité se fasse, et nous serons heureux ! »

Source : https://fr.theanarchistlibrary.org/library/louise-michel-memoires