Ça faisait quelques longues années qu’on ne m’avait pas dérangé, que personne n’avait passé le seuil de cette porte. Mon plancher à de nouveau craqué, mes escaliers ont grinçé, avant le fameux temps du confinement.
Des allers et venues pour me remplir, pour que toustes puisse s’y sentir chez elleux. Les pièces se sont transformées en tout ce qu’elleux pouvaient imaginer, ce qu’elleux avaient besoin d’y voir ou d’avoir, collectivement et individuellement. De la doc et des bouquins à partager, de la bouffe à cuisiner, des fringues à donner, des chambres et dortoirs, un coin bricolage, couture, réu… Et puis boule à facette – bâches – babyssa – tarte au citron vegan – fougère – culottes et canapé – canapé – canapé.
Et le corona est arrivé. Pas eu le temps d’ouvrir mes portes publiquement, de clamer haut et fort que j’existais, de rameuter et de fédérer les mal genré.es, les mâles dérangés, les meufs pas droites et les entres-les-deux. Il y a eu un sentiment d’urgence pour quelqu’un.es d’avoir un lieu de replis, ici. Les mouvements se sont calmés et un nouveau milieu s’est créé. Avec ses propres règles, celles du confinement et celles des personnes recueillies dans mes murs. Un écosystème bancal, pour un temps difficile. Je me suis senti comme un radeau à la dérive, un tas de vieilles planches et de pierres tentant de soutenir mes passager.es. Et parfois les vagues ont été trop hautes, trop fortes. Ça a chaviré et bu la tasse, malheureusement j’avais pas de bouée à leur envoyer.
Comme cette ville entre vallées et plateaux, j’oscille entre haut les cœurs et bas résilles, toujours instable de la cave au grenier. Ça ne tourne pas toujours rond, c’est plutôt montagne russe par ici.
Parfois ça vole très haut. Mes occupant.es ont atteint des sommets d’énergie pour refaire une beauté à mes murs délavés et tirer de l’éléc à tous les étages. Car j’en avais pas mal moi, des pièces inoccupées attendant des travaux qui ne venait jamais. Attendant que la personne qui s’est octroyé un droit de propriété sur moi, s’occupe de mon sort, me ravale la façade et me taillade en studio pour me louer enfin à un prix indécent. C’est qu’ils en ont un paquet lui et tous les autres des maisons aux murs en attente. Ils peuvent se le permettre d’attendre. Alors que d’autres non. Ielles se sont permis.ses de m’occuper plutôt que d’attendre au pied du mur. Mais les murs parlent. Mon maître en a eu vent d’ielles et s’est souvenu de moi.
Dans ce monde à la grille de lecture homologué par l’état, les flics et les services sociaux, il y en a qui ne rentrent pas dans les cases et qui ne veulent pas y rentrer. Ielles ont joué le jeu du pas vu, pas pris, pas fiché. C’est pas qu’ielles s’en fichent, je l’ai bien vu moi la morosité sur leurs visages, le blues du départ et des adieux précipités pour laisser la place à d’autres. Je l’avais senti, petit à petit, la fatigue dans les corps s’installer et l’énergie s’éparpiller. Il y avait également l’appréhension de l’inconnu et la peur des risques encourues. Je leur aurais à minima donné les moyens de s’autonomiser et de se faire confiance. Je les aurais peut-être aidés à voir les interstices de la ville, à s’imaginer les vivres et à se les approprier sans proprio. Je voudrais juste leur dire, à mes oiseaux de passage, que fuir c’est parfois pour mieux rebondir et se trouver d’autres nids.